jeudi 17 novembre 2011

crise fatale ou… « enfantement » ? Article rédigé pour Hamodia n° 190, 26 octobre 2011

Derrière les nouvelles revendications des jeunes manifestants israéliens prônant plus de justice sociale, ou plus loin encore - en Europe - avec les crises financières et sociales de pays au bord de la faillite (comme l'Espagne, le Portugal et même la France)… voire carrément déjà dans le précipice (comme l'Irlande ou la Grèce), une question essentielle nous interpelle : qu'arrive-t-il à nos sociétés et à nos économies ? Que devons-nous comprendre : sommes-nous au bord du chaos, ou au contraire dans les douleurs d'un enfantement ?

En Israël, la situation nous paraît d'autant plus confuse que tous les indicateurs économiques attestent d’une économie en bonne santé - forte croissance, baisse de la dette publique et taux de chômage au plus bas -, et ce, en dépit de la mauvaise conjoncture internationale, alors qu’en même temps beaucoup ressentent des difficultés croissantes dans leur vie quotidienne où les prix s'envolent et les salaires stagnent…

En réalité, la grande dépression, commencée en septembre 2008 et qui a pulvérisé les illusions de la déréglementation économique, a contraint les experts à repenser cette idée « adorée » depuis plus 50 ans selon laquelle les marchés libres et sans entraves seraient « efficaces ». En fait, ce schéma a abouti aux mêmes résultats dans presque tous les pays : création d'une élite réduite et très riche, tassement des classes moyennes et augmentation de la précarité sociale. Bien pire : sous la pression de la Commission européenne, du FMI ou des agences de notation, bien des pays – dont Israël - ont appliqué avec une rigueur renouvelée des programmes de réformes et d’ajustements structurels qui n’ont fait qu’accroître les inégalités. À cela s'est ajoutée l'apparition d'une oligarchie financière dotée d’un pouvoir parfois encore plus puissant que celui des États et des gouvernements démocratiquement élus !

Une situation différente en Israël

Mais dans ce schéma commun, la situation d'Israël est différente des pays européens ou des USA où ce n’est plus la croissance qui est la priorité, mais la survie et notamment la lutte contre les énormes déficits publics. Un combat d'autant plus difficile que ces pays sont pris dans un étau, car les marchés financiers ont décidé de spéculer sur les dettes souveraines de ces pays européens, et tout particulièrement sur ceux du sud : Grèce, Portugal, Espagne… L’Europe se voit donc prise à son propre piège institutionnel : ces pays doivent emprunter auprès d’institutions financières privées devenues incontournables et qui obtiennent quant à elles des liquidités à bas prix de la Banque centrale européenne !

En Israël au contraire, les gouvernements ont su - par une politique rigoureuse et grâce aux structures économiques contrôlées par les « régulateurs » de la Banque centrale et du Trésor public - échapper à la crise financière de 2008. Mais nous restons encore soumis à des choix dictés par l’idéologie chimérique de l'ultra-libéralisme et la dictature d'une élite financière qui ne mesure la réussite d’un pays qu'à la docilité de ses leaders face aux exigences des marchés financiers. Or, cette soumission est destructive, car elle exclut tout débat démocratique véritable sur les choix économiques nationaux.

Placés en « pilotage automatique », les budgets des gouvernements successifs restent dans un « logiciel » néolibéral toujours légitime ! Et ce, malgré ses échecs patents : ainsi, d'année en année, quelle que soit la situation économique et en dépit de découvertes aussi essentielles que de formidables gisements de gaz maritime, nos experts prônent la même politique : réduire les dépenses publiques, privatiser les services publics, « flexibiliser » le marché du travail, libéraliser le commerce, et les marchés de capitaux, tout en accroissant partout la concurrence...

Un cycle déjà annoncé de troubles sociaux dus
aux structures mêmes du système « anarcho-capitaliste »…

En matière d'inégalité, il faut d'ailleurs toujours savoir distinguer deux choses : d'abord l'évidence incontournable voulant que la croissance économique israélienne soit réellement extraordinaire d'Israël ; et, d'autre part, l'augmentation des inégalités sociales. Il s'agit en fait de deux choses fort différentes !
Car la hausse sans cesse croissante des inégalités partout dans le monde - et donc aussi en Israël ! - a pour cause les structures de fonctionnement du système ultra-capitaliste qui s'hypertrophient depuis vingt ans dans la plupart des pays aboutissant au même résultat : une fragilisation des classes moyennes, une aggravation de la pauvreté touchant les plus déshérités, l'enrichissement d'une minorité élitiste représentant une très faible partie de la population. Un processus qui, dans notre propre pays, remet en cause non les fortes capacités potentielles de l'économie israélienne, mais bel et bien le mode entièrement déréglé de redistribution des richesses.

Dans ce débat, je fus en fait l'un des économistes ayant su voir se profiler à l'horizon toutes ces contradictions de l'« économie financière », et qui a su prévoir la crise de 2008… En effet, dès 2007, je publiais un ouvrage sur ce sujet dénonçant le système de l'anarcho-capitalismeet ses conséquences ravageuses (*)...

J'avais alors déjà tiré le signal d'alarme sur cette augmentation des inégalités, en affirmant notamment que tout cela risquait de déboucher sur des émeutes à travers le monde. De plus, j'écrivais dans Hamodia en avril 2009 - soit un an et demi avant ce qu'on appelle maintenant le « printemps arabe » - un article intitulé « Option sur un contrat à terme de blé : l'option sur la faim… », dans lequel je disais, entre autres : « Cette hausse des prix des denrées affectant d'abords les plus pauvres peut conduire au chaos social. La Banque mondiale estime ainsi que la montée actuelle des prix des produits de base pourrait créer des troubles dans une trentaine de pays. On rapporte d'ailleurs déjà la multiplication d'affrontements au Maroc, en Afriquesubsaharienne et en Thaïlande, où des producteurs de riz dorment dans leurs champs pour éviter de se faire voler leurs récoltes… »

Ce que devait aussi confirmer, Jean Ziegler, le rapporteur spécial des Nations Unies pour le Droit à l'alimentation, en écrivant notamment : « Le monde se dirige vers une très longue période d'émeutes et de conflits liés à la hausse des prix et à la pénurie des denrées alimentaires. (…) Dès avant ce processus de flambée des prix, on a déjà constaté que 854 millions de personnes de par le monde étaient gravement sous-alimentées. C'est donc là le signe évident et annoncé d'une véritable hécatombe ! »

Consommer et travailler pour « être », et non plus pour « avoir ».
 
Or, ce que pressentent aujourd'hui les citoyens de tous ces pays en pleine révolte sociale - jeunes Israéliens et autres - dans leurs protestations, c’est qu'il existe une autre voie et d'autres alternatives économiques plus justes et équitables pouvant servir non « l'économie » en tant qu’entité abstraite, mais les membres bien vivants de la société ; et ce, afin d’aboutir au bonheur de vivre ensemble…

De plus en plus nombreux sont les économistes qui, après les ravages faits par ces élites financières, s'interrogent sur le « déficit moral » de cette politique fondée sur la quête insatiable des profits et cette vision à court terme de l'économie. Des recherches qui constituent un véritable « enfantement » après 30 ans de libéralisme cruel et d’idolâtrie des marchés !

C'est pourquoi il est urgent de rouvrir l’espace des politiques possibles et mettre en débat des propositions alternatives bridant le pouvoir de la finance et organisant l’harmonisation des systèmes économiques et sociaux en vue du progrès collectif.
Or, dans cette réflexion essentielle, le judaïsme a évidemment son mot à dire pour réintroduire la finalité des politiques économiques : le bonheur de l'homme au sein de la société.

Ainsi, l’éthique de la religion juive et l'économie talmudique appellent-elles nos dirigeants à repenser aujourd'hui complètement l'économie : à la fois au niveau « mécanique » de l’efficacité (qu’est-ce que la quête de la richesse ?), mais aussi au plan éthique selon une conception du « bien » dirigé dans un but d'accomplissement social.

Il est donc grand temps d'en prendre conscience pour pouvoir consommer et travailler afin d’ « être »… et non plus pour se borner à « avoir » !

Richard Sitbon 

* Économiste et auteur de l’essai « Une réponse juive à l'anarcho-capitalisme » paru en 2007 à Paris aux Éditions L’Harmattan.

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