lundi 25 janvier 2016

Le Yovel

la crise est devant nous: apres il faudra reconstruire le monde financier: la proposition sera de separer les moyens de productions qui seront pour les entreprises vitales distribues au peuple , de la gestion qui sera donné par appel d'offre pour cinquant ans......
 
La loi du Yovel décrite par le Talmud est un moratoire que se fixe la société tous les cinquante ans et qui ramène le rythme de l'activité économique à l'échelle humaine. La société affirme alors un objectif de justice pour l'instauration de la fraternité entre ses membres, qui accompagne le projet économique de puissance et d'augmentation du profit. Ces deux objectifs doivent être intimement liés. Cette volonté de justice et ce besoin de profit peuvent paraître contradictoires et c’est pour cela que la Torah avance l'idée de moratoire. Au choix de liberté ou de justice, le Talmud donne justement cet espoir de liberté et de justice. Face au capitalisme qui nous propose une liberté complète des mécanismes économiques sans intervention de l'état, au socialisme qui prône un interventionnisme institutionnel, le Talmud va construire ce solidarisme inexploré : une économie libérale qui, tous les cinquante ans, va se tourner vers elle-même pour faire le point. Comme Élie Munk l’exprime dans La Justice sociale en Israël[1] :
 
Aussi longtemps que les rivalités économiques et les inégalités sociales opposeront les intérêts individuels les uns aux autres, la politique du laisser-faire ne saurait être mise au service du bien commun.
 
Le texte du Talmud ordonne un temps d'arrêt dans le cycle économique et social. Si pendant quarante-neuf ans, la société est perçue comme un marché à conquérir, la cinquantième année, elle redevient une communauté de personnes, certaines perdantes, d'autres gagnantes, dans laquelle des déséquilibres se sont créés et des injustices sont à réparer. Au temps du Yovel[2], l'homme n'est plus mesuré selon son utilité pour les autres, ni selon l'efficacité de son travail, mais selon son niveau moral. C'est un retour sur soi qui est proposé à la société toute entière, un moment de remise en cause, l'occasion de dresser un bilan. En effet pour le Talmud, la société est un ensemble de solidarités qui se croisent, le riche devant être redevable au plus modeste, dont le labeur contribue à son bien-être. Cette vue est clairement exposée par les rabbins de la célèbre maison d'étude de Yavné :
 
Je suis une créature de Dieu et mon voisin l'est également ; mon travail se fait en ville et le sien dans les champs ; je me lève de bonne heure pour travailler et lui aussi ; s’il ne peut pas exceller dans ma tâche, je ne le peux pas davantage dans la sienne[3].
 
L'économie a toujours été confrontée à l'antagonisme de l'esprit idéaliste et de l'esprit matérialiste. L'esprit matérialiste a conduit aux idéaux de croissance, en laissant de côté l'esprit idéaliste qui prône de respecter la justice, l'environnement ou toute autre réflexion de développement durable. Depuis la fin des années 1990, la littérature économique recherche la stratégie qui allierait économie, croissance et développement durable : citons Brown Lester R (Eco-économie), Jean-Marie Harribey (Economica[4]) ou encore Serge Latouche et sa réflexion qui nous invite à déconstruire l’imaginaire économique[5],. La demande d'un changement profond et d'une nouvelle réflexion sur la croissance et ses buts, a ouvert le débat sur la légitimité de celle-ci comme fondement de l'économie politique. Le débat sur l'exigence d'un développement durable s'articule en particulier sur trois points :
• l'exigence d'un développement respectueux des milieux naturels ;,
• la volonté d'un changement dans les relations économiques et la promotion d'un commerce équitable ;
• et enfin, une réflexion concernant la croissance ou même la décroissance soutenable des pays industrialisés.
 
À ces interrogations, la loi du Yovel apporte, avec le solidarisme talmudique, une réponse originale sans pour autant prôner la décroissance. L'économie durable, tout d'abord, a été de tout temps une préoccupation talmudique.
 
Le Yovel répond aux exigences du développement durable. Au-delà du respect que porte le Talmud à l'environnement, il nous propose non pas une économie de décroissance mais de restructuration, un ajustement structurel, après des années de liberté économique. Cette intervention extérieure aux forces du marché va déconstruire le libéralisme économique et changer ses structures pour rééquilibrer les injustices, lutter contre la pauvreté et rétablir la coopération entre les membres de la société.
 
Ce principe d'arrêt tous les cinquante ans n'est pas là pour définir l'intérêt général de la société. Au débat de l'intérêt général, vu pour certains comme la somme des intérêts particuliers ou pour d'autres comme le plus petit dénominateur commun entre les intérêts divergents des membres de la société, la Torah substitue une notion nouvelle : le niveau de l'humanité. Il fixe une organisation de la vie économique, qui délimite dans un cadre d'économie libérale, des normes minimales d'humanité. Cet arrêt est un véritable examen de passage pour la communauté, c'est un indicateur social de réussite ou d'échec. Il a un coût pour la société dans son ensemble puisque nonobstant la redistribution des richesses, la société doit dans son ensemble faire face à une remise à zéro des dettes. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, ce système va réconcilier capitalisme et Tsedaka, puisque la société devra prendre en compte, comme une donnée exogène au système, le coût d'un trop grand déséquilibre qui devra être réajusté après les années accordées de liberté totale.
 
Dans le cadre de cette année du Jubilé, en dehors de l'annulation des dettes, deux autres exigences sont aussi prises en compte. La première s'attache à l'idée de la redistribution des terres, qui doivent être comprise dans un terme beaucoup plus large de redistribution des ressources et des fortunes.
 
Cette redistribution de la propriété refonde de façon profonde les relations économiques entre les agents. Quant à la seconde, elle est la liberté redonnée aux esclaves, qui doit ici aussi être appréhendée dans le sens plus large du retour de l'homme à la liberté.
 
À retenir
*Le Yovel est un moratoire que se fixe la société tous les cinquante ans.
* Si pendant quarante-neuf ans, la société est perçue comme un marché à conquérir, la cinquantième année, elle redevient une communauté de personnes, certaines perdantes, d'autres gagnantes, dans laquelle des déséquilibres se sont créés et des injustices sont à réparer.
*La cinquantième année, répond à trois exigences : l’annulation des dettes, la redistribution des ressources et le retour de l’homme à la liberté.
 
 
 
Pour Élie Munk, l'idée de redistribution des ressources que préconise le solidarisme talmudique, est un système d'économie qui « ignore le procédé socialiste des nationalisations » [6]. La pensée économique juive respecte la propriété privée et ne peut être comparée aux méthodes de gestion des états communistes. Mais si le procédé des anti-nationalisations est ignoré, c'est parce que le système juif partage les moyens de production entre tous les membres de la collectivité. Comme le souligne Munk :
 
 Chaque membre de la collectivité reçoit sa part de moyen de productions[7],.
 
La redistribution proposée par le solidarisme talmudique n'a pas de lien avec les solutions socialistes. Il ne s’agit en aucun cas d’une socialisation des terres, puisque le terrain agricole appartient à l'agriculteur propriétaire de son champ. La méthode employée n'est pas non plus totalitaire, tout d’abord parce qu’en tant que propriétaire, le paysan sera libre de vendre ou d'acheter des terres et d'y cultiver ce que bon lui semble, mais aussi parce que la notion de propriété proposée par la Torah n'est pas une propriété sur la terre elle-même, mais sur la production.
 
Le paysan n'est pas propriétaire du moyen de production, ici la terre, mais il est propriétaire pour un temps plus ou moins long du produit de la terre. Ainsi, le judaïsme offre une nouvelle conception de la propriété. Élie Munk en rappelle les principaux points : dans le judaïsme, le point de départ du système économique est le partage et la répartition de la terre, moyen de production (MDP), entre tous ses habitants. Les habitants, possesseurs de la terre[8], n'ont pas le droit de vendre leur droit à perpétuité, mais celui-ci leur revient d'office après cinquante ans[9] :
 
 La liberté sera publiée dans le pays pour tous les habitants, chacun retournera dans sa propriété et chacun retournera dans sa famille.
 
Les conséquences de ces principes sont les suivantes[10] :
 
Une économie nationale qui se déroule en circuits périodiques réglés tous les cinquante ans. Un appauvrissement complet est rendu impossible et une concentration exagérée de grandes propriétés ne l'est pas moins (…) Le type de modèle préconisé par ce système est celui de la petite propriété .
 
Ici aussi, le modèle du solidarisme talmudique se montre à la fois réaliste et original. Réaliste tout d'abord puisque dans les économies modernes, les encouragements aux développements des PME[11] sont souvent délaissés bien que celles-ci représentent dans la plupart des pays presque 60% des emplois et plus de la moitié de la valeur ajoutée. Au contraire, la crise financière de 2008 a montré les limites des grandes entreprises et la nécessité d’une autorégulation du marché. Original ensuite puisque la solution proposée par le solidarisme talmudique est la séparation des moyens de productions[12] des entreprises vitales pour l’économie et de la gestion des moyens de production (GMDP).
 
Cette propriété des moyens de production est une possession à perpétuité avec un droit de vendre cette possession pour cinquante ans seulement. Dans le cadre du solidarisme talmudique, les entreprises vitales devraient, dans la même optique, être partagées entre les habitants, sous forme de bons ou d’obligations mères, bons moyens de production (BMDP), dont la valeur baisserait avec le temps jusqu’à la cinquantième année. Leur baisse serait également assujettie aux résultats des sociétés et ils donneraient droit à une rémunération mensuelle.
 
Pour rendre réaliste ce système de rémunérations, il faudrait que les sommes allouées remplacent les allocations et autres versements donnés par l’État. Si les moyens de productions étaient partagés entre les habitants, la gestion des entreprises vitales pour l'économie pourrait rester entre des mains privées. Elle se ferait par appel d’offres pour leur gestion sur une durée de cinquante années. Comme l'exprime Élie Munk[13], la législation talmudique cherche à réaliser avant tout, selon une formule de Léon Walras, l'égalité des conditions générales plutôt que celle des positions personnelles :
 
En conséquence, d’après l’auteur de La Justice sociale en Israël, ce ne sont pas tant les inégalités elles-mêmes que les mesures tentent à supprimer, mais plutôt la formation de classes opposées par l'extrême dénuement d'un côté et l'immense richesse de l'autre qu'elles s'appliquent à empêcher.
 
Pour Theodore Herzl, une telle gestion serait possible. Sans pousser le raisonnement dans toute sa logique économique, il nous en décrit un début de mécanisme. L'auteur dépeint un système dans lequel un organisme de presse appartiendrait entièrement au peuple mais dont la gestion serait laissée à des délégués, dans un système mutualiste [14] :
 
Je n'ai pas dit que la formule de nos journaux fut la seule formule coopérative. Celle-ci a pris la place seulement dans certaines entreprises (…) qui par l'abondance des capitaux, le prix des installations techniques et la cherté des informations ont pris nettement le caractère de grosses industries.
 
Mais à côté il existe, poursuit l’auteur, « des journaux plus petits ».
 
Ce partage périodique pousse la liberté d'entreprendre à l'extrême puisque le propriétaire de l'exploitation ou de gestion des moyens de production devra tous les cinquante ans s'en séparer et n'aura que ce temps accordé pour faire du profit. Il ne peut en aucun cas y avoir de justice sociale et de liberté si les moyens de production restent répartis in æternam entre un groupe d'individus sans possibilité de changements.
 
Afin de rétablir la justice sociale et de rééquilibrer la disparité entre les riches et les pauvres, il convient de retrouver l’équilibre originel. Cette redistribution est une véritable remise à niveau de la société, avec possibilité d'annulation des ventes. Plus largement, il s’agit d’une restitution de la richesse commune à la société dans son ensemble. L’instauration de familles toutes puissantes n’est pas envisageable car le solidarisme talmudique nous convie à la défense de la liberté par un ajustement structurel. C'est enfin un projet de société où l'espérance n'est jamais brisée. Ce système est le seul à s'attaquer à la pauvreté, avec un moratoire sur les dettes, et à contribuer à la paix sociale. Fidèle à l'idée originale d'Adam Smith ou la préoccupation de l'économie est aussi la répartition des richesses, puisque selon ce classique, « l'économie analyse les processus de création et de répartition de la richesse ».
 
Et comme nous l'avons écrit dans Une réponse juive à l'anarcho-capitalisme[15] :
 
 Si l'économie pour certains n'a que faire des conséquences d'une répartition inégale de la richesse pour n'étudier que la production (…) toutes choses égales par ailleurs, l'objectif unique d'accroissement de la richesse comme objectif collectif, sans regard sur la répartition de ces richesses, peut, à terme, aboutir à l'éclatement de la stabilité et de l'équilibre économique.
 
Enfin, la solution proposée par la Bible met un terme à la contradiction d'une présence sur les marchés de très grandes entreprises publiques et privées, confrontées à un même environnement concurrentiel, pour définir une nouvelle entreprise publique dans ses moyens de productions, et privée dans sa production et sa gestion. Le but de cette loi économique est social et vise à contribuer à la continuité de la progression économique. Ainsi, la pensée et le système économique juifs ne sont pas soumis au diktat de la loi de Pareto[16], dans laquelle une réponse est donnée aux 20 % de la population.
 
S’inscrivant en porte-à-faux de la pensée libérale, qui appréhende l'économie seulement en évaluation monétaire, le solidarisme talmudique présente une approche universelle qui tente d'englober tous les individus de la société.
 
 
À retenir
*La solution proposée par le solidarisme talmudique est la séparation des moyens de production des entreprises vitales pour l’économie et de la gestion des moyens de production.
*Pour rendre réaliste ce système de rémunérations, les sommes allouées doivent remplacer les allocations et autres versements attribués par l’État.
*Si les moyens de production sont partagés entre les habitants, la gestion des entreprises vitales pour l'économie peut rester entre des mains privées.
 


[1] P. 154.
[2] Arrêt tous les cinquante ans.
[3] Berakhot 17 a.
[4] 1998.
[5]Survivre au développement, édition Mille et une nuits, Fayard.
[6] La Justice sociale en Israël, p. 209.
[7] P. 220.
[8] MDP.
[9] Lévitique, 25,10.
[10] P. 83.
[11] Petites et moyennes entreprises.
[12] MDP.
[13] P. 84.
[14] Retour a Altneuland, la traversée des utopies sionistes, 2004, Editions De l’Eclat, p. 195-196.
[15] Richard Sitbon, Editions l'Harmattan 2008.
[16] L’économiste et sociologue italien, Wilfredo Pareto (1848-1923) avait mis en évidence le fait que la répartition des revenus de la société n’était pas équitable. Ce principe prouve également qu’un faible nombre de facteurs permet d’expliquer la majeure partie des phénomènes.